Crédit photo: Microsoft Copilot
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On dit que les cellules de notre corps se régénèrent continuellement, que celles qui le constituaient il y a 15 ans ont pratiquement toutes été remplacées. Ce moi-corps, d’un âge à l’autre, change en boucle, n’est jamais complètement le même. Qu’en est-il de mon moi-âme? Suis-je celui que j’étais hier? Suis-je le même que les mois derniers?

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Juin 2025

J’entends les élèves crier sur la cour, c’est probablement la traditionnelle bataille de ballounes d’eau. L’été est là. Le bonheur des vacances. Un sentiment nouveau d’accomplissement.

Souviens-toi du premier jour… Tu avais peur un peu?

Je les sais braves aujourd’hui, habitués et grandis.

Juin 1978

Je suis dans l’autobus scolaire qui roule vers le musée des Abénaki d’Odanak près de Pierreville dans le Centre-du-Québec de mon enfance. Madame Leblanc est assise pas loin, d’humeur légère, elle papote avec nous, c’est une autre Madame Leblanc. Même Madame Levasseur, à côté, sourit. C’est la fin de l’année, j’ai fini ma 5e année. Julie Désilets me regarde, me sourit. Je suis heureux.

Juin 1999

On est assis en cercle dans ma classe, les parents de Racine et moi. C’est la rencontre d’informations pour la rentrée des petits en septembre. À la fin de la réunion, j’annonce que je ne serai pas en poste en septembre, je viens d’apprendre que j’ai été « bumpé » dans une autre école. Je sens les parents déçus. Je vis une histoire d’amour avec cette école depuis deux ans, je ne me remettrai jamais complètement de cette rupture.

Juin 2016

Patrick, le prof de musique qui nous accompagnait aux instruments à notre concert de chansons a pris sa retraite l’an dernier. Cette année, on sera accompagnés par la version instrumentale enregistrée sur CD de chacune de nos dix chansons, une pour chaque mois de l’année scolaire qui se termine. D’habitude, on fait un hit, Patrick avec sa guitare est là pour ajuster le tempo au besoin. Là, c’est risqué, il faudra suivre le rythme de la bande-son et si on perd le beat, on est fichus. On s’est pratiqués, on prend le risque.

Le « gymnase » de l’école de Bonsecours est plein à craquer.

Micho est montée dans un grand pommier, la chanson de septembre, se fait a cappella, c’est facile. S’enchaînent les autres, en musique : Partout des mots, Les sons, Les jouets, Doumbala le bonhomme de neige… Ça chante, ça tient le rythme, droit sur les notes. Viennent les chansons du printemps, difficiles, avec des silences, des temps à respecter. On tient le coup.

Impressionnant!

Je me démène, dos au public, les bras en l’air, je fais les gestes. Chaque chanson est une époque de notre année, un témoin de nos progrès; les mimiques exagérées de mon visage veulent transmettre ça. Les enfants, sur la scène, me regardent, concentrés, torse bombé, cœur haletant; ils ne pensent à rien, ils veulent bien faire, suivre le rythme jusqu’au bout. Dernière chanson, celle de juin, dernier refrain. Les yeux s’écarquillent, les prises d’air sont moins bien timées, les joues sont rougies, je lève mes pouces près de mon ventre et sourit à bouche fendue pour les derniers encouragements. Le tempo est rapide.

L’année s’en va / C’est terminé / Les vacances / Sont arrivées / L’année s’en va / C’est terminé / Et moi j’ai hâte / À l’autre année!

Paf! « S’a coche! » Fin du concert. Standing ovation!

Juin 1982

On est dans l’autobus, en route pour le Stade olympique. On a bu du fort dans les vestiaires de l’école après le tournoi de balle. Les gars de secondaire 5 ont réussi à entrer de la bière, ils nous en offrent, on continue de boire. On rit avec eux. Ils nous acceptent, en égaux. Frank et moi, on vient de finir notre secondaire 3, c’est notre première vraie brosse, on trippe fort. Notre amitié se consolide. On déambule dans le Stade, ébahis par ses couleurs, sa vastitude, ébahis par ce qui nous arrive, notre conscience transformée. Que les Expos gagnent ou perdent, aucune importance, c’est le son court et compact de la balle dans le creux de la mite du catcher qui nous fascine.

Juin 1998

Francis ne veut pas. Il a peur. Sa mère aussi. C’est normal. Comme activité de fin d’année, j’ai organisé un tour d’avion au-dessus de Valcourt et des environs. Mathis a peur. C’est un gros défi en effet. J’aimerais bien qu’il accepte, mais je ne veux pas le presser. Je parle avec sa mère, tente de la rassurer. Il prend, seul, sa décision : il embarque! Il ferme les yeux au décollage, les ouvre dans le ciel. Les maisons sont comme des petits blocs. On voit l’école, on voit les champs comme un couvre-lit, on voit la forêt comme un tapis. Son regard est ouvert et lumineux.

Juin 1991

Dans la pénombre de l’habitacle, sur le bord de la rivière St-François, apparue comme un songe de mon adolescence, elle a tourné les deux boutons d’en haut de sa blouse et m’a embrassé. Mon cœur s’est ouvert comme on ouvre à deux mains une grenade.

Juin 2024

Je me poste sur la rue de la Rivière à Racine, les enfants sont tous embarqués, ils forcent pour descendre les fenêtres, c’est le dernier jour d’école, le dernier départ. Tous les profs sont là, on envoie la main, les enfants sortent leur tête par les fenêtres. Bonnes vacances! Bon été! Bonne retraite Monsieur Nicolas! Les autobus s’éloignent, mes collègues me regardent, émues. Je me retourne, je marche vers elles.

Comme l’écrivait Rimbaud : Je est un autre.

Lire la chronique précédente :

Les enfants et moi – Lac Supérieur (partie 2)

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